Les fleurs du mal
Entre romantisme et formalisme : la modernité
Le génie de Charles Baudelaire, romantique de tempérament, d'admirations (Hugo ou Sainte-Beuve) et de fréquentations ( Gautier, Borel), mais conscient de la validité de certains arguments et valeurs des formalistes de 1850 (travail, maîtrise, rigueur) est d'avoir su inventer, en plein cœur de ce débat essentiel, une solution qui le mette à l'abri des pièges du lyrisme intempérant comme de la froideur parnassienne ou néo-classique.
La modernité, dont Baudelaire salue l'émergence chez des artistes contemporains (Delacroix, Constantin Guys, Daumier et plus tard Manet ou Cézanne) naît en fait de la double leçon romantique et formaliste. Loin de nier l'authenticité romantique ancrée dans le présent de l'histoire, et qui reste " l'expression la plus récente, la plus actuelle du beau ", elle se voudra un romantisme maîtrisé, débarrassé de ses conventions et infléchi dans le sens d'une plus grande conscience des pouvoirs de l'art.
L'itinéraire des Fleurs du mal
Chef-d'œuvre précisément de la production poétique de Baudelaire, ses Fleurs du mal de 1857 sont à l'image des tensions et de la dynamique qui animent l'esprit de la modernité. L'édition définitive offre la structure suivante :
1. " SPLEEN ET IDEAL " (poèmes I à LXXXV), où le poète décrit avec autant de patience que de cruauté la double postulation de son être, déchiré entre sa soif d'une idéalité perdue et son enlisement dans les tourments du quotidien, qu'il nomme " ennui ", " guignon ", et surtout " spleen ", puisque c'est à l'unicité de ce mot anglais qu'il a donné mission de traduire la pluralité de ses souffrances morales et physiques.
2. " TABLEAUX PARISIENS " (poèmes LXXXVI à CIII), où la ville, " la fourmillante cité pleine de rêves ", impose à la fois au créateur le miroir multiplié de sa laideur et de son mal et le mirage du lieu magique, fantasmatique, où se perdre c'est aussi se retrouver.
3. " LE VIN " (poèmes CIV à CVIII), première des grandes tentations de la chair.
4. " FLEURS DU MAL " (poèmes CIX à CXVII), autre florilège des vices et " péchés " de la chair, où les " femmes damnées " voisinent avec les Béatrice et les Vénus, pour le désespoir d'un être qui n'a jamais trop de courage pour " contempler (son) cœur et (son) corps sans dégoût ".
5. " REVOLTE " (poèmes CXVIII à CXX), moment de la colère et de l'anathème contre le Dieu " menteur "; moment de la compromission avec Satan, lui aussi victime, marginal et " aliéné ".
6. " LA MORT " (poèmes CXXI à CXXVI), dernier pari, mais peut-être aussi ultime tentation et suprême artifice où le " pauvre ", l'" amant " et l'" artiste " confient au miracle d'un dernier " Voyage " l'espérance d'une réconciliation et d'un salut.
La dualité qui fait le drame de Baudelaire, et qu'il identifiait aussi dans le Tannhaüser, de Wagner, comme " la lutte de deux principes qui ont choisi le cœur humain pour principal champ de bataille, c'est-à-dire de la chair avec l'esprit, de l'enfer avec le ciel, de Satan avec Dieu ", n'est pas plus effacée par les artifices de l'existence qu'elle n'est dépassée par la mystique de l'outre-tombe.
La poétique baudelairienne
Malgré ses louanges, Rimbaud reprochera plus tard à Baudelaire de n'avoir pas vu que " les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles ". L'auteur des Fleurs du mal, c'est vrai, n'est pas un grand novateur en matière de poétique. L'usage répété qu'il fait de l'alexandrin, du quatrain à rimes plates et du sonnet le prouve assez. Opposera-t-on à cela les " petits poèmes en prose " du Spleen de Paris, ce recueil disparate, conçu à l'imitation du Gaspard de la nuit, d'Aloysius Bertrand ? Certes, la souplesse de la phrase, la discontinuité des séquences et quelques audaces lexicales y servent bien la volonté du créateur de traduire son errance difficile dans " le grand désert d'hommes " du monde moderne. Néanmoins, et même si l'on excepte le phénomène des nombreux " doublets ", l'écriture de Baudelaire, loin d'inventer dans la prose un espace nouveau d'expression paraît rester en deçà d'elle-même et souffrir de l'antériorité à la fois chronologique et esthétique du vers.
Mais dans tous les cas, l'originalité de Baudelaire est ailleurs : dans un subtil travail de l'imaginaire poétique. Pour lui, en effet, l'imagination, qui " est la plus scientifique des facultés ", ne doit être ni simple pouvoir d'ornementation ni creuset de fantasmes et de délires, non pas " fancy " mais, comme chez Edgar Poe, " constructive imagination ". Puisque l'existence échoue toujours face à la dérobade de l'essence et du sens, il faut donc imaginer ceux-ci, c'est-à-dire les mettre en images, les inscrire dans les " pièges " du tissu poétique. C'est là que s'impose la théorie chère à Baudelaire des " correspondances ". L'unicité réconfortante et l'infaillibilité absolue de l'image poétique sont les seuls et durables moyens d'exorciser la multiplicité dispersée et angoissante du monde.
Un héritage
Classique par conscience et formation, moderne par conviction et intuition, Baudelaire lègue à ses successeurs le modèle d'une poésie exigeante mais décisive. Précurseur du symbolisme des années 1870 par sa foi en l'imagination, qui symbolise, c'est-à-dire " accouple " les réalités dispersées, il fut aussi le premier inspirateur du surréalisme de 1920 par son goût du " bizarre " et du " merveilleux " enfouis au tréfonds du quotidien ou de nos rêves.